Ann Oren : “Piaffe est pensé pour être une expérience sensorielle”

Avec son premier film, Ann Oren raconte la métamorphose d’une femme qui laisse libre cours à l’exploration de ses désirs. Alors qu’elle s’attèle à trouver les sons parfaits pour un spot publicitaire mettant en scène un cheval, Eva voit une queue de cheval pousser sur son corps. 

Crédit : Rediance

Piaffe a remporté le Prix du jury au Festival de Gérardmer, et la réalisatrice Ann Oren a accepté de nous en dire plus sur les thèmes qu’elle aborde avec ce premier film, hautement artistique. 

Avant Piaffe, vous avez réalisé Passage (2020), un court métrage qui raconte aussi l’histoire d’un.e bruiteur.euse à qui pousse une queue de cheval. Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de ce court métrage un long métrage ? 

Au début du projet, j’avais cette phrase en tête : une bruiteuse travaille sur un film avec un cheval et il lui pousse une queue. Je voulais déjà que ce soit un long métrage. Mais comme je n’avais pas d’expérience, je ne savais pas par où commencer alors j’ai commencé par un court métrage. Je l’ai ensuite montré dans des festivals et dans des expositions artistiques. Puis je l’ai montré à des producteurs, et on a commencé à travailler sur un long métrage.

Ce qui est intéressant dans Piaffe, c’est qu’Eva accueille cette particularité physique avec enthousiasme. Elle n’a pas de moments d’inquiétude, de doute, de peur …

Non, elle accepte ce changement avec joie ! Pour elle, cette queue est quelque chose de spécial qui n’appartient qu’à elle. Sous cette queue, il y a un organe très étrange et animaliste, mais qui fait partie d’elle. C’est comme une extériorisation d’elle-même. Ça lui permet d’explorer son étrangeté et elle adore. 

Avoir cette queue de cheval permet aussi à Eva d’explorer sa sexualité. Elle entreprend alors d’avoir une relation avec un botaniste, basée sur des jeux de soumission. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette exploration des rapports de domination ? 

Au début du film, on peut avoir l’impression qu’Eva a une position de soumission. Or ce n’est pas le cas. On le comprend après mais elle aime se mettre dans des situations dans lesquelles elle a envie de voir ce qu’il va se passer. Elle aime jouer avec les structures de contrôle de la société. Elle est passive, mais de manière active. Ce qui est excitant pour elle, c’est de voir comment l’autre personne va réagir. Même si elle ne bouge pas, ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas le contrôle. 

Sa queue de cheval est aussi une façon pour elle d’exercer un certain pouvoir sur les autres. Que ce soit de la domination ou de la fascination. 

Je voulais vraiment que cette idée d’ordre, de contrôle soit présente dans le film. Dans les dialogues par exemple, même s’il n’y en a pas beaucoup, mais souvent quand les personnages s’adressent à Eva, quand ils lui disent de sortir ou de s’asseoir, le langage utilisé est le même langage que celui qu’on utiliserait pour un chien. Et c’est très similaire à ce qu’on utilise en dressage dans le monde équestre. C’est un peu comme un théâtre de la soumission.

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C’est pour ça que vous avez décidé de vous concentrer sur cet univers ? 

En partie. Les humains ont un lien particulier avec les chevaux. Surtout les femmes. Les centres équestres sont souvent des milieux très féminins. Il y a un sentiment de puissance aussi quand on monte à cheval. On est sur quelque chose qui peut parfois faire 10 fois notre poids, c’est un sentiment fort. Même dans l’histoire du cinéma, les chevaux ont une place importante : les premières images animées d’Eadweard Muybridge représentaient un cheval. 

Le film a un côté très organique, presque primitif. On a presque l’impression d’être plongé dans un autre monde que le nôtre, un monde loin des technologies. C’était votre envie ? 

Je voulais que le film soit très viscéral, très sensoriel. C’est pour ça qu’on a tourné en 16mm pour avoir ce grain si particulier. Il fallait qu’on ait cette impression de texture et de profondeur, comme si on pouvait toucher le film. Il y a aussi eu un gros travail sur le son. C’était essentiel pour convaincre les spectateur.ices de ce qu’on voulait raconter. Il fallait trouver les bons sons. De nos jours, les gens passent tellement de temps devant les écrans où tout est plat. Devant nos écrans, nos corps sont complètement supprimés. Avec Piaffe j’avais envie qu’on puisse à nouveau sentir nos corps. 

D’où les nombreuses scènes de danse ? 

Tout le film est vraiment pensé pour être une expérience sensorielle. On est guidé par le voyage physique et émotionnel d’Eva. C’est comme ça qu’il est pensé, même en termes de montage. Les flashs de lumière qui apparaissent dans le film ont une fonction narrative : soit pour exprimer les émotions d’Eva ou pour faire référence à un personnage. Par exemple, la couleur rouge est associée au personnage de Zara (ndlr : la sœur d’Eva).

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Au cœur du film, il y a aussi l’idée d’une fusion entre la nature et l’humain. Est-ce qu’on peut voir ça comme un commentaire sur la façon dont l’humain traite la nature aujourd’hui ?

J’avais envie de tout observer avec le même regard. Aussi bien les humains, que les végétaux ou les animaux. Le film parle de désir et j’ai essayé de faire des parallèles entre ce que la flore, la faune et l’humain désirent, et de faire en sorte que tout soit considéré sur le même plan. Il y a aussi l’idée de fluidité dans le film, à la fois entre les espèces mais aussi entre les genres, comme le personnage d’Eva. 

Si Eva réalise le bruitage de la publicité, c’est parce qu’elle remplace sa sœur Zara qui a fait une dépression nerveuse. L’idée de la santé mentale arrive assez rapidement dans le film…

L’idée de faire le lien entre le travail de bruitage et la santé mentale vient directement d’un.e des bruiteur.euses que j’ai rencontré.e. Iel m’expliquait que quand un.e bruiteur.euse commençait à travailler, iel pouvait parfois avoir un épisode psychotique. C’est ce qu’on voit dans le film aussi. Quand Eva commence à travailler, elle est dans le silence complet et il n’y a pas d’autres sons que ceux qu’elle essaie de créer. Quand elle sort dans la rue après, elle est submergée par tout le bruit. Et c’est ça qui peut entraîner ensuite une dépression nerveuse comme dans le film. 

La publicité sur laquelle travaille Eva dans le film cherche à vendre des médicaments pour aider à contrôler ses humeurs. Le film peut-il aussi être vu comme une critique de la façon dont notre société nous encourage à réprimer nos émotions ? 

Je voulais surtout ouvrir une réflexion sur ce qu’est la normalité. De nos jours, c’est devenu assez courant de prendre des antidépresseurs, ou bien même d’aller à l’hôpital quelques jours pour une dépression nerveuse ou pour recevoir de l’aide pour faire face à un évènement. Donc qu’est-ce que ça veut dire être normal ? C’est peut-être une question sans réponse, mais c’est ce à quoi je voulais réfléchir avec le film. En quoi est-ce que le fait qu’Eva devienne en partie un animal n’est pas normal ? Est-ce qu’elle est folle ? Dans le film au final, la personne la plus “folle” à l’hopital, c’est l’infirmière… 

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Piaffe d’Ann Oren. Écrit par Ann Oren et Thais Guisasola. Avec Simone Buccio et Simon(e) Jaikiriuma Paetau. Disponible prochainement.

Propos recueillis par Chloé Blanckaert (Rédactrice en chef et fondatrice de MERCI L’AUDACE) dans le cadre du Festival de Gérardmer 2023.