Dorothy Arzner, la réalisatrice mise en lumière dans Babylon de Damien Chazelle

Parmi sa multitude de personnages haut en couleur, le réalisateur fait apparaître une figure oubliée de l’histoire du cinéma : Dorothy Arzner, première réalisatrice d’un film parlant et réalisatrice la plus prolifique de son époque.

Crédit : Paramount Pictures / Olivia Hamilton dans le rôle de Ruth Adler, dans Babylon.

Babylon, le nouveau film de Damien Chazelle (Whiplash, La La Land) est une fresque spectaculaire et grandiose, véritable ôde au cinéma, qui retrace entre autres le passage du cinéma muet au cinéma parlant. Au cœur de cette fresque, une ribambelle de personnages, inspirés de près ou de loin de figures ayant réellement existées.

Nellie LaRoy (brillamment incarnée par Margot Robbie) serait inspirée de Clara Bow, star du cinéma muet tombée dans l’oubli depuis. Jack Connor (Brad Pitt) pourrait être une version fictive de John Gilbert, acteur phare du cinéma muet dans les années 20.

Mais dans ce tableau, Damien Chazelle fait un choix particulièrement intéressant et important : celui de mettre en scène une réalisatrice à une époque où l’histoire du cinéma s’est efforcée de les effacer. Qui se cache derrière le personnage de Ruth Adler (Olivia Hamilton), la réalisatrice des premiers films de Nellie LaRoy ?

Crédit : Wichita Films / Dorothy Arzner dans le documentaire « Et la Femme créa Hollywood » de Julia et Clara Kuperberg

Ruth Adler n’est autre qu’une version fictive de Dorothy Arzner. Pionnière de l’ère des studios hollywoodiens et une des seules réalisatrices à faire carrière à cette époque, elle a réalisé une vingtaine de films de 1927 à 1943. Parfois qualifiée de “découvreuse” ou “star-maker”, elle a travaillé avec de nombreuses stars féminines du muet et du parlant de l’époque. Parmi elles, Esther Ralston, Ruth Chatterton, Katharine Hepburn mais aussi Clara Bow, l’actrice qui a inspiré le personnage de Nellie LaRoy. 

Anecdote intéressante à ce sujet d’ailleurs. En 1929, quand les directeurs du studio Paramount ont décidé de confier un rôle parlant à Clara Bow, c’est Dorothy Arzner qui a été chargée de le réaliser. Pour toutes les deux, il s’agit de leur premier film parlant et il y a fort à parier que c’est le tournage de ce film, The Wild Party (ou Les Endiablées), qui est mis en scène dans le film de Damien Chazelle

Crédit : Paramount Pictures / Nellie LaRoy (Margot Robbie) sur le tournage de son premier film parlant.

De secrétaire à réalisatrice : une ascension rapide

Née à San Francisco en 1897, Dorothy Arzner grandit à Los Angeles près d’Hollywood. Ses parents tiennent un restaurant dans lequel se rendent régulièrement des acteurs et des réalisateurs. Après le lycée, elle se dirige vers des études de médecine mais abandonne au bout de deux ans. Elle se fait alors engager en tant que secrétaire dans l’entreprise Famous Players-Lasky Corporation, qui deviendra la Paramount Pictures. C’est ainsi que commence son aventure dans les studios hollywoodiens. 

Dorothy Arzner et Clara Bowe sur le tournage de The Wild Party en 1929

Rapidement, Dorothy Arzner se lance dans le montage de films et son talent se fait remarquer. En 1927, après avoir monté plus d’une cinquantaine de films, elle estime ne plus rien avoir à apprendre et se tourne vers la réalisation. Elle convainc la Paramount de lui confier son premier long métrage, et réalise alors Fashion For Women (1927). Suivront ensuite trois long métrages muets (Ten Modern Commandments, Get Your Man et Manhattan Cocktail). En 1929, elle réalise son premier film parlant (The Wild Party), et devient par la même occasion la première femme à réaliser un parlant

Comme dans le film Babylon, son passage du muet au parlant n’a pas été sans accroc. Cependant, elle aurait fait preuve de beaucoup d’inventivité et elle est même l’inventrice du micro-perche. Elle a eu l’idée lors du tournage de son premier film parlant, quand elle a vu les difficultés de son actrice principale à jouer en limitant ses mouvements pour rester sur sa marque. Ça vous rappelle quelque chose ? 

>>> Pour en savoir plus à ce sujet : DOROTHY ARZNER, QUAND LE MICRO FAIT BOOM – PIONNIÈRES – ÉPISODE 2

Une réalisatrice féministe ? 

Depuis quelques années, les universitaires débattent de l’engagement féministe de Dorothy Arzner. Véritable pionnière féministe pour les uns, réalisatrice qui ne souhaitait pas faire de vague pour d’autres, il est néanmoins clair que ses films mettent en avant des personnages féminins forts et indépendants. Elle y dénonce aussi l’emprisonnement des femmes dans des conventions avec notamment un regard très critique sur le mariage, qu’elle tourne souvent en dérision. 

Joyce Compton et Clara Bow dans The Wild Party (1929)

À Hollywood, elle était qualifiée de woman’s director pour deux raisons. Tout d’abord parce que cette expression permettait au studio et à la presse d’expliquer ses attitudes “masculines” sans aborder sa sexualité (Dorothy Arzner était lesbienne). Mais aussi parce qu’elle a eu un rôle déterminant dans la carrière de nombreuses actrices, en les révélant et leur offrant des rôles marquants. Elle deviendra la première femme à rejoindre la prestigieuse Directors Guild of America en 1938

En 1943, elle est atteinte d’une pneumonie sur le tournage de First Comes Courage, son dernier film. Contrainte de se retirer de la réalisation de longs métrages, elle se tourne vers les films publicitaires et militaires. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle réalise de nombreux courts métrages destinés à former les armées féminines. Puis dans les années 50, elle réalise des publicités pour l’entreprise Pepsi Cola. Vers la fin de sa vie, elle enseigne le cinéma à UCLA et compte parmi ses élèves le futur réalisateur Francis Ford Coppola. Récompensée par la Directors Guild Of America en 1975 pour son travail, elle meurt quatre ans plus tard en Californie.

La filmographie de Dorothy Arzner 

  • 1927 : Frivolités (Fashions for Women), Ten Modern Commandments, Il faut que tu m’épouses (Get your Man)
  • 1928 : Manhattan Cocktail
  • 1929 : Les Endiablées (The Wild Party) – premier film parlant 
  • 1930 : Anybody’s Woman, Sarah and Son
  • 1931 : Honor Among Lovers, Working Girls
  • 1932 : Merrily We Go to Hell
  • 1933 : La Phalène d’argent (Christopher Strong)
  • 1934 : Nana (coréalisation avec George Fitzmaurice)
  • 1936 : L’Obsession de madame Craig (Craig’s Wife)
  • 1937 : L’Inconnue du palace (The Bride Wore Red)
  • 1940 : Dance, Girl, Dance
  • 1943 : First Comes Courage

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