Réinventer le film de procès.
Saint Omer d’Alice Diop est un film aussi fascinant que déstabilisant. Réalisatrice de documentaire acclamée, Alice Diop filme avec brio le procès de Laurence Coly, jeune femme accusée du meurtre de sa fille de quinze mois. À l’aide d’une mise en scène épurée et de longs plans fixes, la réalisatrice laisse la parole à ses protagonistes sans compromis. Ces témoignages poignants permettent à la réalisatrice de raconter l’indicible. Grâce à ce dispositif, les spectateur.ices sont pris comme témoins, tout comme les jurés dans le film. C’est aussi à nous qu’incombe la tâche de juger ce procès, une tâche ardue tant Laurence Coly (magnifiquement interprétée par Guslagie Malanda) est troublante.
De la réalité à la fiction.
Si Saint Omer est un film de fiction, la limite avec la réalité n’est pourtant pas loin. Le film s’inspire d’une histoire vraie datant de 2015 : celle de Fabienne Kabou. Alice Diop raconte avoir été obsedée par cette histoire après avoir vu une photo de la jeune femme en couverture du Monde. Elle s’est instantanément reconnu dans cette femme, sénégalaise comme elle, jeune mère comme elle et du même âge qu’elle. C’est ce lien fort et instantané qu’elle ressent avec cette femme qui l’a poussé à se rendre au procès, à l’instar de l’héroïne de son film Rama, et plus tard à réaliser ce film.
Une dimension universelle.
Derrière l’histoire du procès de Laurence Coly/Fabienne Kabou, un message bien plus universel se dégage : une réflexion sur la maternité mais aussi sur une certaine forme de déterminisme. C’est cette universalité qui a plu à la réalisatrice, et qui donne au film une dimension politique. Le propos du film n’est pas tellement de juger la culpabilité ou non du personnage de Laurence (le verdict ne sera d’ailleurs jamais rendu) mais plutôt d’étudier comment notre passé et nos relations viennent influencer notre présent. Grâce à ce film, Alice Diop a aussi voulu “offrir au corps noir la possibilité de dire l’universel”, soulignant que “notre intimité n’est pas encore tout à fait considérée comme pouvant parler à l’intimité de l’autre”.
Des actrices époustouflantes.
Si Saint Omer émeut et bouleverse autant, c’est aussi grâce aux prestations éblouissantes des deux actrices principales : Guslagie Malanda (Laurence) et Kayije Kagame (Rama). Toutes deux sont d’ailleurs nommées dans la liste des révélations féminines 2023 des Césars. Avec peu de mots et beaucoup de regards, elles parviennent à bouleverser l’audience. Si Kayije Kagame trouve aussi son premier rôle, Saint Omer est pour Guslagie Malanda son deuxième rôle… plus de 8 ans après le premier. En effet, après un premier rôle dans Mon amie Victoria (2014) de Jean Paul Civeyrac, elle ne tournera dans aucun autre film, fatiguée qu’on ne lui propose que des rôles de migrante ou de prostituée. Saint Omer d’Alice Diop devrait enfin nous permettre de constater l’étendue de son talent.
Qui est Alice Diop ?
Née de parents sénégalais en France en 1979, Alice Diop est une réalisatrice française. Diplômée en sociologie visuelle, elle explore plusieurs phénomènes socio-culturels dans ses documentaires. En 2005, elle filme la richesse de la diversité culturelle dans le quartier de son enfance, la cité des 3000 à Aulnay sous bois avec Le Tour du Monde. Elle s’intéresse ensuite à l’origine de la colère avec Clichy pour l’exemple (2005) et plonge dans ses origines avec Les Sénégalaises et la Sénégauloise (2007). Puis, elle explore les rêves d’un jeune habitant d’Aulnay sous bois dans La Mort de Danton (2011), et s’intéresse aux consultations des migrants chez un médecin dans La Permanence (2016). En 2017, son court métrage documentaire sur les relations hommes-femmes dans une cité de banlieue, Vers la tendresse, est primé aux Césars. Enfin en 2017 et 2021, elle réalise deux documentaires Rer B et Nous, avec lesquels elle dresse un portrait des usagers du RER B. En 2022, elle passe à la fiction avec Saint Omer, co-écrit avec Marie NDiaye et Amrita David, S’il a été sélectionné pour représenter la France aux Oscars 2023, il a également été récompensé du Lion d’argent et du Prix Luigi De Laurentiis (prix qui récompense les premiers films) à la Mostra de Venise.